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Bella était plutôt satisfaite du rajeunissement dont elle avait bénéficié grâce aux Fontaines, mais même la science extraterrestre a ses limites. Depuis que le tic-tac métronomique du sommeil était de retour dans sa vie, les jours se succédaient à toute vitesse, comme avant, voire plus vite qu’avant. Son rythme agaçant lui rappelait constamment qu’elle avait toujours plus de choses à faire et jamais assez d’heures dans la journée, jamais assez de jours dans l’année. Personne n’était immortel, en tout cas pas à sa connaissance. Jusqu’à présent, aucun colon n’avait demandé de second rajeunissement. Les extraterrestres l’effectueraient probablement si on le leur demandait, mais cette opération pouvait-elle être répétée indéfiniment ? Rien n’était moins sûr.

Et les morts subites ou violentes restaient problématiques. Ce qui pouvait passer pour un risque acceptable aux yeux d’une femme de quatre-vingt-huit ans était devenu absolument impensable, quand tant de choses étaient en jeu. Au cours des trente-trois dernières années, il n’y avait eu qu’un seul accident de navette ayant entraîné la mort de quelqu’un, mais Bella redoutait tout ce qui l’obligeait à utiliser ce moyen de transport. Un nouveau climat de pardon et de réconciliation régnait désormais dans la colonie. Il était de moins en moins probable que les partisans de Barseghian ou d’autres éléments incontrôlables tentent d’assassiner Bella, mais elle passait des heures à se démener pour s’assurer une sécurité maximale, comme si chaque foule cachait un couteau, une arme à feu ou un empoisonneur.

Les mois passèrent, et son corps tout neuf se mit à lui sembler à nouveau agréablement familier. Il lui fallait maintenant faire un effort de volonté pour se rappeler son rajeunissement. Plongée dans le travail, elle repoussa les limites de son endurance. Mais malgré des progrès rapides sur un certain nombre de points, toutes les pistes de l’enquête sur le cube se terminaient en cul-de-sac.

Ce cube noir restait obstinément énigmatique. Même les instruments étincelants tout neufs de la science pré-Rupture ne faisaient qu’égratigner sa surface, et les chercheurs n’avaient tiré que bien peu d’enseignements des premières analyses maladroites de l’époque de Svetlana. L’hypothèse de travail était d’ailleurs restée la même : il s’agissait probablement d’une sorte de machine duplicatrice incroyablement avancée se réparant sans arrêt et impliquant l’utilisation d’un substrat beaucoup plus fin que le substrat nanotechnologique à l’aspect granulaire des creusets de Wang. Une femtotechnologie à l’échelle nucléaire, peut-être, ou même une machine bricolée à partir des éléments structurels de base de l’espace-temps. D’après Nick Thaïe, travailler sur un matériau de ce genre, c’était comme vouloir fabriquer un tour performant à partir de spaghettis cuits.

Ces difficultés n’avaient pas intimidé les créateurs du cube, visiblement.

Bella n’avait toujours aucune idée de leur identité. Rien dans l’histoire pré-Rupture ne lui indiquait l’existence d’un groupe humain capable de fabriquer un objet de ce genre. Et si les choses s’étaient vraiment passées ainsi, par quel moyen ces gens avaient-ils pu mettre le cube en orbite autour de Janus ? Autre question embarrassante.

Quant à savoir dans quel but…

De temps à autre, Bella se rendait au labo de recherche où Christine Ofria-Gomberg et ses collègues étudiaient le cube. C’était une salle toute blanche enterrée sous un bunker. Piégé entre différents capteurs, le cube trônait comme une découpe de granité sculpté dans une galerie d’art branchée.

Quelque chose dans ce cube la mettait terriblement mal à l’aise. Elle avait l’impression qu’il chuchotait à son oreille, sensation qu’elle ne pouvait comparer qu’à l’attrait sinistre d’une eau clapotant au pied d’un quai et dans laquelle les gens finissaient par se jeter malgré eux, victimes de sa séduction.

Bella refusait de se jeter dans le cube noir. Elle avait peur de ce qu’il pourrait lui montrer.

L’enquête en cours sur la mort de Meredith Bagley stagnait elle aussi, après un début prometteur. Bella était convaincue de l’identité des trois auteurs de ce crime, mais le rapport de défaillance ne pouvait suffire à persuader un tribunal de leur implication. Hank Dussen était mort, mais elle avait toujours l’intention de traîner les deux survivants devant la justice. Une pensée morbide la traversa : si l’un des suspects menaçait de mourir avant la fin de l’enquête, elle allait devoir tirer les ficelles pour le faire passer avant tous ceux qui attendaient leur rajeunissement.

Mais ce cas exigeait des preuves plus solides. La seule chose qui pourrait persuader un tribunal sceptique, c’étaient les entrées manquantes du compte rendu d’EVA montrant qui était en poste le jour de cette tragique disparition. Il était généralement admis que ces entrées avaient été perdues accidentellement, altérées ou effacées par la dégradation des flexis, probablement. Mais c’était une hypothèse bien trop commode. Et si ces entrées avaient été gommées pour protéger les tueurs ? N’importe lequel de ces trois hommes aurait eu des raisons d’agir ainsi, mais Bella doutait qu’ils aient pu s’en charger eux-mêmes. Quelqu’un l’avait fait à leur place, et Parry pourrait peut-être l’aider à y voir plus clair. Il saurait qui avait pu avoir accès à ces entrées, qui avait pu les falsifier.

Elle nota mentalement de le contacter. Une perspective réjouissante, mais à cette occasion, elle prit soudain conscience qu’elle ne lui avait pas accordé la moindre pensée depuis très longtemps. Elle avait toujours aimé leurs discussions, et il s’était montré bon avec elle pendant ses années d’exil, au risque de mettre en péril sa relation avec Svetlana. Les choses avaient changé au cours de ces vingt dernières années, mais chaque fois qu’ils se voyaient – rarement –, Bella ne sentait jamais chez lui le moindre signe d’inimitié ou de froideur à son égard. Il savait très bien que ce n’était pas Bella qui avait eu raison de Svetlana, mais Jim Chisholm, revenu d’entre les morts. Et Bella s’était montrée indulgente avec Svetlana et ses alliés. Contrairement à Svetlana, aucun de ses adversaires n’avait été exilé tout au bout d’un câble supraconducteur avec pour seule compagnie la glace et le silence. Certes, elle les avait écartés du pouvoir, mais en les traitant décemment. Même ses opposants les plus farouches devaient lui reconnaître de n’avoir en aucune façon cherché à appliquer la loi du talion, et Parry n’avait jamais été son opposant le plus farouche.

Mais le lendemain elle oublia d’appeler Parry, l’esprit occupé par un autre problème, un accident de navette, ou quelque chose dans ce genre. Puis les jours passèrent, les semaines, et une succession de crises mineures s’infiltrèrent dans son programme. Le cas Bagley fut repoussé à plus tard, et bien des années allaient s’écouler à nouveau avant qu’il ne revienne au premier rang de ses préoccupations.

Entre-temps, quelqu’un d’autre revint d’entre les morts.

 

 

Mike Takahashi se réveilla au son de l’eau courante et des carillons tintant dans le vent.

— Bonjour. C’est moi, Mike. C’est Bella. Tout va bien, lui dit-elle, d’une voix qu’elle espérait douce et rassurante.

Les souvenirs de ce qu’elle avait ressenti en se réveillant ici lui revinrent : après quelques instants de désorientation, tout s’était remis en place sans difficulté. Elle ne s’était pas sentie groggy, elle n’avait eu aucun mal à se rappeler qui elle était, ni à penser ou à parler de façon cohérente, et même sa vision était nette. Elle ne s’était même pas « réveillée », d’ailleurs. Elle avait plutôt eu l’impression de rouvrir les yeux après quelques instants d’une intense méditation. Sauf que pendant ces instants de méditation elle avait parcouru le temps et l’espace sur des distances infinies et effleuré d’insondables mystères.

Takahashi fit mine de s’asseoir. Il était nu, et Bella lui tendit une couverture.

— Où suis-je ? Je ne me rappelle pas cet endroit, lui dit-il en regardant autour de lui.

Il avait l’air un peu inquiet, mais sans plus.

— Qu’est-ce que tu te rappelles ? Commençons par le commencement. Tu te rappelles le Rockhopper ?

— Oui, bien sûr, répliqua-t-il immédiatement.

— Et Janus ?

Il eut un court instant d’hésitation.

— Oui, tout à fait.

— Nous nous étions lancés à sa poursuite, nous avions quitté le système… Tu t’en souviens, de ça ?

Il la dévisagea et lui répondit, si bas qu’elle dut tendre l’oreille pour le comprendre :

— Il y a eu un problème. Un truc qui a mal tourné, je m’en souviens.

Soulagée, elle se dit que les choses allaient être beaucoup plus faciles que prévu.

— C’est exact. Nous avons eu un problème avec l’une des catapultes, lui rappela-t-elle. Après s’être détachée de l’axe du vaisseau, elle en a entraîné une autre en dégringolant. Le vaisseau a tenu le coup, mais les réservoirs de carburant ont subi beaucoup de dégâts superficiels. Nous devions effectuer toutes les réparations nécessaires avant de repartir à pleine poussée vers Janus. Et tu faisais partie de cette équipe de réparation, Mike.

— Il s’est passé quelque chose, marmonna-t-il. Quelque chose de grave.

— Tu t’en souviens ?

Elle perçut chez lui une anxiété soudaine, comme si tout lui revenait d’un coup, puis il secoua la tête.

— Non. Que s’est-il passé ? Qu’est-ce que je fais ici ?

Il s’examina rapidement.

— Je vais bien, n’est-ce pas ?

— Tu vas mieux que bien, répliqua Bella en souriant.

Les Fontaines l’avaient guéri, mais sans le rajeunir excessivement. Le besoin ne s’en était pas fait sentir : le jour où la roche pulvérisée avait eu sa peau, c’était un jeune homme en pleine forme.

— Mais que s’est-il passé ? Ça, je ne me rappelle toujours pas, insista-t-il tristement.

— Tu es tombé dans de la roche pulvérisée. Tu t’es retrouvé pris au piège dans ta combinaison qui chauffait. Nous n’avons pas pu te sortir de là. Parry a tout essayé, sans succès. Et le temps nous manquait.

— Parry… Il va bien ?

— Parry va très bien. Tu le verras bientôt.

— Que m’est-il arrivé ?

Bella lui prit la main et la serra. Elle n’avait jamais eu d’enfants, mais en cet instant elle avait l’impression de rassurer un fils traversant une crise émotionnelle.

— Nous avons dû faire quelque chose. Nous avons pu te sauver grâce à une certaine procédure. Ça s’appelait l’Ange de Glace. Tu t’en souviens ?

— Non, répondit-il.

Ses pupilles s’étaient dilatées, et ce fait n’échappa pas à Bella. D’une façon ou d’une autre, il avait gardé quelque part le souvenir de tous ces détails marquants. Certaines choses avaient eu le temps de s’imprimer dans sa mémoire à long terme.

— Ryan Axford t’a congelé. Il n’avait pas le choix. C’était la seule chose à faire.

— Non, gémit Takahashi.

Bella sentit sourdre sa détresse au fur et à mesure que les souvenirs s’enclenchaient.

— Non, je ne voulais pas mourir…

— Nous n’avons pas eu le choix. Nous avons été forcés de le faire.

Takahashi se décomposa. La vérité venait de l’assommer comme une enclume.

— Non, je ne suis pas mort… Ça n’a pas pu arriver…

— Tu étais mort, mais nous t’avons ramené. Tout va bien, maintenant, lui affirma-t-elle fermement, en s’efforçant de ne pas le bouleverser davantage.

— Non, répéta-t-il d’un ton un peu plus calme.

— Tu vas très bien. Tout va bien, maintenant.

Il frissonna sous sa couverture.

— Où suis-je ?

— Dans un vaisseau.

Il regarda autour de lui, mais il n’y avait rien d’ouvertement extraterrestre dans l’aire de renaissance. Bella avait demandé aux Fontaines de teinter le verre, et de ne pas se montrer pour l’instant. Takahashi ne pouvait assimiler qu’une seule nouveauté à la fois.

Elle voulait lui rendre les choses aussi faciles que possible. Elle avait tout de suite apprécié Takahashi, dès le jour où il était monté à bord du Rockhopper. C’était un équipier solide dans le groupe des EVA, aussi fiable que ses collègues, mais ses qualités ne se limitaient pas à ses compétences professionnelles. Il y avait chez lui une absence de prétention et un calme qu’elle trouvait extrêmement attirants. Ces deux traits de caractère, elle les avait aussi aimés chez Garrison. Et tous les deux riaient de la même façon.

— Après Janus, on est revenus sans problème ? lui demanda-t-il prudemment.

Bella lui offrit un sourire tendu. Là, ça se compliquait sérieusement. Elle lui désigna du menton un petit tas de vêtements soigneusement pliés, posés sur un rocher rond. La plupart des possessions de Takahashi avaient été recyclées depuis longtemps. Les gens du Rockhopper n’avaient pas eu le choix, aux premiers jours de la colonie. Ils en avaient conservé quelques-unes, pourtant, comme la promesse du retour de Mike parmi eux. Ces vêtements étaient très vieux, mais on les avait bien entretenus et leur grand âge ne se voyait pas.

— Quand tu te seras habillé, je te dirai tout ce que tu dois savoir, Mike.

Takahashi serra la couverture autour de lui.

— Qu’est-il arrivé à Janus ?

— Nous avons réussi, lui dit-elle en l’aidant à se lever.

 

 

Elle lui raconta ce qui s’était passé en lui apprenant la vérité par petits ajouts délicats, comme elle le faisait depuis toujours avec les gens de Crabtree. À chaque occasion, elle lui assura qu’il n’avait rien à craindre, que tout allait bien et qu’il avait beaucoup, beaucoup d’amis, qui tous seraient transportés de joie en le revoyant. Takahashi ne lui posa presque pas de questions. De temps à autre, il répétait ce qu’elle avait dit, ou lui demandait des clarifications sur tel ou tel sujet, mais en gros il paraissait émotionnellement déconnecté de ce qui l’entourait.

— Exactement comme les Robinsons suisses, conclut-elle après lui avoir raconté leur arrivée sur Janus et les premières épreuves qu’ils avaient traversées.

Cette comparaison ne le fit pas rire.

Ils se trouvaient dans l’ascenseur express qui les emmenait à Sous-le-Trou dans un tube de verre équipé de rails à induction maglev étincelants. Ils disposaient d’un compartiment pour eux tout seuls, si l’on exceptait les systèmes de sécurité en perpétuelle alerte qui hantaient chaque millimètre carré de leur wagon.

— Mais c’est déjà de l’histoire ancienne, tout ça, précisa Bella. Janus nous a emmenés jusqu’à Spica. Un voyage qui a duré treize ans ! Et pendant tout ce temps nous avons foncé à une vitesse à peine inférieure à celle de la lumière. Deux cent soixante ans se sont écoulés sur Terre.

Bella avait réduit les lumières de la cabine pour qu’ils puissent apprécier la vue. Il faisait toujours noir sous le Ciel de Fer, et Sous-le-Trou s’étalait plus bas, telle une pieuvre sertie de joyaux lumineux, avec en guise de tentacules des voies maglev s’étirant jusqu’aux autres bourgs de Janus. Les trains arrivaient et partaient tous du même endroit, mais de nouvelles infrastructures surgissaient sans arrêt le long des voies. Signalées par leurs néons bleus intégrés, ces dernières s’incurvaient jusqu’à l’horizon dans huit directions différentes. À une époque, ce monstrueux gaspillage d’énergie aurait consterné Bella, mais cela faisait des années que personne ne se souciait plus de quelques kilowatts perdus.

— Vous n’avez pas pu accomplir tout ceci en treize ans, lui fit remarquer Takahashi.

— Effectivement, reconnut Bella. Il nous a fallu un peu plus de temps que cela.

— Combien ?

— Au bout de ces treize ans, les extraterrestres sont arrivés.

Il hocha la tête. Il n’avait pas encore vu les Fontaines, mais Bella avait tenu à lui en parler avant tout le reste.

— Quand sont-ils arrivés ?

— Il y a trente-cinq ans. Nous en sommes donc à notre quarante-huitième année de vie sur Janus. Nous sommes ici depuis quasiment un demi-siècle. Et nous sommes presque cinq cents, aujourd’hui.

Il la regarda d’un air émerveillé.

— Mais tu as quel âge, Bella ?

— Je suis trop vieille pour répondre à cette question, répliqua-t-elle en détournant le regard. En fait, je devrais être plus que centenaire. D’ailleurs parfois, je sens vraiment le poids de toutes ces années.

Elle marqua une courte pause. Elle savait ce qu’il allait lui demander ensuite.

— J’avais quatre-vingt-huit ans quand je suis allée rendre visite aux Fontaines. Elles m’ont rajeunie, elles m’ont redonné l’âge que j’avais tout au début de la mission Janus.

— Tu n’as pas beaucoup vieilli, depuis.

Takahashi n’était pas du genre à distribuer des compliments hypocrites. En outre, il y avait des miroirs chez Bella. Elle savait très bien quelle tête elle avait.

— Je devrais être une vieille femme de soixante-dix ans, j’imagine, mais j’ai l’air à peine un peu plus vieille que quand j’ai quitté le vaisseau des Fontaines il y a quinze ans.

Elle leva la main.

— Je commence à sentir l’arthrite qui revient. Si ça ne m’était pas déjà arrivé, je ne pense pas que j’en aurais reconnu les signes.

Il l’étudiait avec une fascination non dissimulée.

— Je ne me rappelle pas tout, Bella, mais je crois me souvenir que tu vivais seule sur le vaisseau.

— C’est vrai…

— Je suppose que ça n’est plus le cas, après toutes ces années ?

— Je vis toujours seule, répliqua-t-elle vivement.

— Mais ça fait…

Il secoua la tête, stupéfait.

— Il n’y a eu personne, Bella ?

Elle aurait pu lui mentir, ou se mentir à elle-même, mais Takahashi méritait mieux.

— J’ai essayé, une fois. Un homme bien, l’un des meilleurs de Crabtree. Pendant quelques mois…

Il dut se méprendre sur son ton.

— Que lui est-il arrivé ?

— Rien. Il vit toujours. Ça n’a pas marché, c’est tout.

— Je suis désolé.

— Pas la peine. C’est ma faute. Je traîne un trop lourd passé derrière moi, voilà tout.

Après un long silence, tandis que l’ascenseur ralentissait en abordant la plazza des Transports de Sous-le-Trou, avec ses rampes, ses halls, ses rangées de boutiques et de restaurants, Takahashi lui demanda :

— Elles te rajeuniront à nouveau, un jour ?

— Il y a intérêt. J’ai encore plein de travail à faire.

 

 

Takahashi fit des progrès rapides. Au cours de la sixième semaine, Bella estima qu’il était prêt à réintégrer la colonie, et elle décida d’organiser une fête en son honneur.

La fête se déroula un soir dans le plus grand des arboretums de Crabtree. On avait baissé les lumières et de fausses étoiles scintillaient dans la canopée luxuriante. On avait orné les arbres les plus grands de guirlandes de lanternes en papier rouges, dorées et vertes. Une musique chorale tombait des haut-parleurs cachés dans les feuillages. Bella avait choisi Arvo Pärt parce qu’un jour elle avait découvert l’un des enregistrements du compositeur estonien dans les affaires de Takahashi.

Bella ayant estimé convenable de n’exclure personne de cette fête, presque tous les citoyens adultes disponibles étaient présents. Les gens circulaient en discutant dans l’air tranquille et embaumé de cette nuit de plein été. Des lanternes flottantes suivaient les petits groupes jusqu’à ce qu’on les chasse gentiment. Des robots Q-I assuraient un service discret, n’émergeant de la pénombre des arbres que pour proposer aux convives des verres, des douceurs et un éventuel coup de main.

D’abord trop nerveuse pour profiter pleinement de la fête elle-même, elle prit peu à peu conscience, à mesure que la soirée avançait, que l’événement n’allait pas être le fiasco minable qu’elle avait tant redouté. Très à l’aise malgré toute cette attention qu’on lui portait, Takahashi passait tranquillement d’un groupe à l’autre. Il racontait sans arrêt les mêmes histoires et riait patiemment aux mêmes blagues bien intentionnées. De temps à autre, il se retirait derrière un tronc d’arbre accueillant pour rester quelques instants seul avec lui-même, mais chaque fois que Bella s’adressait à lui, il lui assurait que tout allait bien, et qu’il s’amusait comme un fou. La variété des vêtements que portaient les convives le ravissait : quatre-vingts ans d’histoire de la mode revisités en une soirée. Malgré le contraste des styles, l’ambiance de la soirée et la douce lumière des lanternes conféraient à toutes choses une harmonie subtile.

— Tu aimes cette musique ? lui demanda Bella. Nous avons retrouvé ton vieux casque et examiné ses statistiques. Tu écoutais ça très souvent.

Ils s’étaient assis l’un en face de l’autre, séparés seulement par une lanterne flottante.

— Oui, c’est magnifique. Et surtout, ce n’est pas Puccini.

— Puccini ?

— Je suis mort en écoutant Turandot. Ça n’arrive pas à tout le monde !

Bella posa une main sur le genou de Takahashi.

— Ça ne va pas être facile, Mike, mais tu vas t’en sortir. Tu es un mineur, après tout.

— Je pousse de la glace, répliqua-t-il, avec une assurance un peu trop affirmée pour être convaincante.

Bella remarqua la femme qu’il observait depuis un moment dans un groupe tout proche. Sa robe lumineuse ornée de motifs phosphorescents était très décolletée dans le dos, le montrant plus qu’elle ne le cachait. La lueur de la lanterne caressait doucement ses épaules et la courbe de sa colonne vertébrale. Bella tenta en vain de se rappeler le nom de cette femme.

— Vous n’aviez pas à vous donner tout ce mal juste pour moi, lui dit Takahashi.

— Bien sûr que si, voyons.

— J’apprécie, vraiment, mais… ça se passe toujours comme ça quand quelqu’un revient ?

— Non. Pour toi, c’est différent, le gronda gentiment Bella. Nous avons cru ne plus jamais te revoir. Ça méritait bien une petite fête.

— Vous avez traversé des moments si difficiles… J’ai presque l’impression d’avoir triché… comme si je m’étais arrangé pour rater tout le sale boulot.

— Tu ne devrais pas. Je te préviens, je vais finir par m’énerver si tu continues à dire ce genre de choses.

Takahashi accepta le verre de vin qu’elle lui proposait. Petits miracles de délicatesse cristalline, ces verres sortaient tous des creusets. Évoquant le panache d’un jet de combat piquant en spirale, leurs pieds semblaient tressés à partir de dizaines de filaments de verre fins comme des moustaches de chat.

— Quand nous sommes sortis du vaisseau, de l’ambassade des Fontaines, devrais-je dire, tu m’as expliqué qu’il y avait eu une divergence d’opinion à bord du Rockhopper, et que la décision de venir ici n’avait pas été unanime.

— C’était il y a longtemps. Inutile de ressasser cette vieille histoire.

— Il paraît que c’est grâce à toi que le Rockhopper est ici, et que c’est toi qui as décidé de ne pas repartir vers la Terre.

— Et toi, qu’aurais-tu fait, dis-moi ?

Takahashi regarda la femme attirante à travers son verre.

— À l’époque, je n’aurais pas accepté ta décision, j’imagine, mais avec le recul, je pense que tu as fait le bon choix. Tu n’aurais jamais réussi à ramener le vaisseau jusqu’à la Terre, et la DeepShaft et les EEU n’auraient pas bougé un cil pour nous porter secours.

— La rétrospection, c’est génial, mais quel dommage que les gens n’aient pas tous vu les choses de cette façon à l’époque !

— Svetlana t’a jetée en prison. Elle t’a punie parce que tu nous as sauvé la vie.

Bella sentit sa gorge se serrer. Elle ne parlait presque plus de son exil, ou de la rancune qu’elle s’était attirée.

— Svieta avait ses raisons, dit-elle en se délectant vaguement du pieux frisson de la magnanimité. Si je l’avais écoutée, nous ne nous serions jamais retrouvés piégés dans le sillage de Janus.

— Mais toi, tu avais des raisons tout aussi impératives de ne pas faire ce qu’elle te demandait.

— C’est vrai, mais il n’empêche que j’ai commis une grosse erreur. J’espère m’être rachetée depuis, mais…

Elle laissa sa phrase en suspens. Elle ne tenait pas à se justifier davantage.

— Ça t’a coûté ton amitié avec elle, lui fit remarquer Takahashi.

— Avant, nous étions toujours du même avis. Je la considérais comme une excellente amie.

Elle s’interrompit pour observer les groupes de convives qui les encerclaient.

— Mais les amitiés sont toujours difficiles à entretenir quand la hiérarchie est en jeu, même dans les organismes civils, reprit-elle au bout d’un moment. C’est un miracle qu’elle ait tenu aussi longtemps, conclut-elle en haussant les épaules, comme si tout cela n’avait plus beaucoup d’importance à ses yeux.

— Quand lui as-tu parlé pour la dernière fois ?

Bella sourit. Ce n’était vraiment pas une question difficile.

— Nous n’avons pas échangé un mot depuis que le Rockhopper s’est posé sur Janus.

Il secoua la tête, fasciné et consterné à la fois.

— C’est trop bête, Bella.

Pour la première fois, elle ressentit une pointe d’irritation à son égard. De quel droit revenait-il d’entre les morts pour la sermonner ? Elle s’efforça pourtant de la lui cacher.

— Ce n’est pas faute d’avoir essayé, Mike. Je n’ai jamais espéré redevenir son amie. Je ne lui demandais même pas de me parler, ou de m’envoyer une lettre. Je voulais juste qu’elle m’accorde un tout petit lambeau de dignité humaine, un petit quelque chose qui me prouve que je pouvais être autre chose que cette incarnation du mal que j’étais devenue à ses yeux. Mais elle n’a jamais fait le moindre geste.

— Tu penses qu’elle te hait ?

— Tout ce que je sais, c’est que quand une amitié intense se termine, c’est souvent ce qui se passe.

Takahashi fit tourner son vin dans son verre.

— J’ai l’impression que les hommes ne connaissent pas ce genre d’amitié… sauf s’ils sont amants, bien sûr. Je n’ai jamais vécu d’amitié aussi forte avec un autre homme. Il y a bien eu ce gars, mon équipier pendant huit ans… On s’aidait à enfiler nos combinaisons, on faisait les EVA ensemble, on se saoulait ensemble, et pourtant je n’ai appris que très tard qu’il était marié.

Il éclata de rire.

— Savoir ce genre de chose l’un sur l’autre, ça n’était vraiment pas notre priorité, apparemment ! Et pourtant, on était la paire de potes la plus inséparable de l’équipe des EVA !

— Comment s’appelait-il ?

— Je ne m’en souviens plus.

Plongés dans leurs pensées, ils restèrent silencieux quelques minutes. Bella fuma une cigarette, la première qu’elle se permettait depuis des semaines. Des groupes de convives rayonnants se mélangeaient à la lueur des lanternes, délicieusement ivres de tout le bon vin bu au cours de cette charmante soirée. Un simple coup d’œil à cette fête l’aurait aidée à supporter les jours les plus noirs de son exil, se dit Bella.

Takahashi lui désigna un garçon blond discutant dans un groupe d’adultes :

— Qui est-ce ?

— Axford.

Takahashi fronça les sourcils.

— Axford a eu un enfant ?

— Non, ce gamin, c’est Axford, lui expliqua patiemment Bella. Il a eu droit à la totale la dernière fois qu’il est monté là-haut.

— Vous faites confiance à un petit garçon pour vous soigner, maintenant ?

— Ce gamin a toujours les souvenirs d’Axford et son expérience d’adulte. Il pense comme un homme et il ressemble à un enfant, c’est tout. Axford m’a dit qu’il avait tellement retardé son séjour de l’autre côté du Ciel de Fer qu’il ne voulait pas y retourner avant très, très longtemps.

Elle ajouta malicieusement :

— De plus, il prétend pouvoir glisser ses petites mains dans des ouvertures chirurgicales qui lui auraient été inaccessibles avant.

— Est-ce qu’ils l’ont… euh… réparé ?

Bella feignit la stupéfaction.

— Réparé ? Que veux-tu dire, Mike ? Dans quel sens ?

— Axford était gay.

— Axford est toujours gay, pour autant que je sache. À mon avis, il n’a jamais considéré son orientation sexuelle comme un défaut à corriger.

— Ah, d’accord, dit Takahashi en haussant les épaules.

— C’est toujours Axford, Mike. Mais dans un emballage plus efficace. Tu t’y feras, tu verras. Quand je le regarde aujourd’hui, j’ai du mal à me rappeler quelle tête avait l’ancien Axford.

L’un des groupes se dispersa et dans la brèche soudain créée dans la foule des convives Bella aperçut Svetlana, à vingt ou trente pas de là.

Le dos tourné, elle était en train de parler à Parry Boyce et à un jeune couple.

Bella ne ressentit pas vraiment un choc en voyant son ancienne amie. Après tout, Svetlana avait été invitée – ou plus exactement, elle n’avait pas été exclue. Le retour de Takahashi la concernant tout autant que Bella, sa présence à cette fête n’avait rien d’étonnant.

Mais son ennemie n’était qu’à quelques pas, ce qui la mit tout de même mal à l’aise. Cela faisait presque cinquante ans qu’elles n’avaient pas été aussi près l’une de l’autre. Elles se retrouvaient enfin dans la même pièce, même si c’était dans l’immense enceinte de l’arboretum. Elles auraient même pu s’interpeller.

— Toi aussi, tu l’as vue ? lui demanda Takahashi à voix basse, d’un air de conspirateur.

— Oui, mais cela ne me surprend pas. Je ne l’ai pas exilée, moi. Je ne lui ai jamais interdit de mettre les pieds à Crabtree.

— Vous comptez vous parler un jour, toutes les deux ?

— Je pense que nous nous sommes dit tout ce que nous avions à nous dire.

Svetlana jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, comme si elle avait pris conscience du regard circonspect de Bella. De profil, et malgré la lumière flatteuse des lanternes, elle avait l’air plus âgée que dans les souvenirs de Bella, mais pas de beaucoup. Svetlana avait rendu au moins une fois visite aux Fontaines, tout comme Parry. Comme Bella, elle portait des vêtements démodés – jean flottant, santiags, tee-shirt et veste en cuir brun jetée sur son épaule. Coupés court et en pointes, ses cheveux rouges captaient la lumière.

Leurs regards faillirent se croiser, mais un autre groupe de fêtards bloqua à nouveau la vue de Bella. Un acrobate – être humain ou robot Q-I – effectua un petit numéro de culbutes, et quand il en eut terminé le groupe de Svetlana avait disparu.

Soudain, une chose énorme roula bruyamment vers eux sur une large allée bordée d’arbres, et Takahashi releva la tête.

— Eh ! Mais c’est…

— Exact, le coupa Bella, heureuse de passer à autre chose. C’est McKinley. Je suis contente qu’il ait accepté notre invitation.

La Fontaine s’approcha dans une sphère transparente de quatre mètres de diamètre ne contenant aucun appareil ni équipement de survie, les ondes musculaires de ses frondes locomotrices la propulsant vers l’avant. Bella frissonna en pensant à la pression et aux forces gravitationnelles piégées dans cette boule de verre.

McKinley, que Bella considérait désormais comme un mâle, s’arrêta juste devant elle et forma un œil haute résolution en entrecroisant ses frondes.

— Bonjour, lui dit-elle, consciente de la ridicule banalité de son salut dans ces circonstances.

McKinley s’inclina, version Fontaine approximative du hochement de tête.

— Salut à vous, et bonjour à Mike, également.

Sa voix était plus forte et plus humaine que la dernière fois, peut-être grâce à l’amplification acoustique de la sphère mobile.

— Salut, lui dit Takahashi en levant la main.

L’extraterrestre tourna son œil tressé vers lui.

— Vous êtes en pleine forme, ma parole !

— Oui, comme vous dites ! C’est bien plus marrant que d’être mort, d’ailleurs.

— Les morts ne peuvent pas se promener dans les bois, renchérit McKinley en défaisant son œil.

Takahashi lui sourit.

— Effectivement.

— Tout le monde a l’air très heureux de vous voir de retour. Vous deviez être très populaire, dans le temps.

— Aucune idée, mais je vais essayer de ne pas gâcher cette bonne impression, dit Takahashi en se levant d’un air résolu, son verre à la main. Je vais un peu discuter avec les autres. Vous n’avez qu’à papoter sans moi, je vous rejoindrai plus tard, d’accord ?

— Dacodac, répondit McKinley.

Takahashi tapota la sphère.

— Et ne dites pas de mal de moi dans mon dos.

Bella le regarda s’enfoncer tranquillement dans la nuit et se laisser absorber par un groupe de convives ravis de le voir se joindre à eux. Elle aimait beaucoup sa compagnie, mais elle était contente de se retrouver seule avec McKinley.

— Tous ces gens sont heureux pour Mike, lui fit remarquer l’extraterrestre. C’est tellement gentil de votre part d’avoir organisé cette fête en son honneur…

— Nous le lui devions bien.

— Vous seriez étonnée du nombre d’espèces qui ne considèrent pas aussi charitablement leurs membres les plus faibles, lui fit remarquer McKinley avec un petit geste nonchalant de ses frondes locomotrices.

— Je savais bien que vous ne me passiez pas de la pommade pour rien ! Excellente transition, mon ami ! Vous voulez me parler des autres espèces, je suppose ?

— Vous êtes très perspicace, Bella, dit McKinley avec un mouvement de torsion bizarre qu’elle n’avait pas encore observé dans son répertoire de mimiques.

On aurait dit qu’il regardait par-dessus son épaule pour vérifier qu’aucune oreille gênante ne traînait par là. Il baissa tellement le ton qu’elle dut se pencher vers lui pour l’entendre.

— Ce dont nous avons discuté il y a quelque temps… Avant votre rajeunissement, vous vous en souvenez ?

— Comment ça, il y a quelque temps ? C’était il y a quinze ans, McKinley !

Les Fontaines n’avaient pas encore assimilé les unités de mesure du temps des humains, de toute évidence. Bella en était venue à se demander si ces extraterrestres ne mesuraient pas le temps en termes de densité des événements, plutôt qu’en nombre d’unités écoulées dans un intervalle donné. Pour les Fontaines, une centaine d’années au cours desquelles il ne se passait pas grand-chose, c’était probablement moins de temps écoulé qu’une minute bien pleine.

— Mais vous savez de quoi je veux parler, insista McKinley.

Un robot Q-I s’avança vers eux d’un pas hautain pour remplir le verre de Bella, qui refusa d’un geste.

— Des Chiens Musqués, j’imagine.

— Vous vous en souvenez ? Tant mieux. Dernièrement, ils ont montré un intérêt renouvelé pour cette partie de la Structure. D’après nous, leur arrivée est imminente.

— La dernière fois que nous avons abordé le sujet, vous m’avez expliqué que le mot « imminent » pouvait couvrir une période allant de quelques années à plusieurs décennies. Vous pourriez préciser un peu ?

— Aujourd’hui, j’aurais tendance à considérer les choses en termes de mois. Vous devriez vous préparer à les recevoir, Bella.

— Nous le sommes peut-être déjà. Vous nous avez dit que nous devions absolument éviter les divisions, vous vous rappelez ? Eh bien, sachez que nous n’avons jamais été plus unis qu’en ce moment. Prenez cette fête, par exemple. Ce soir, il y a ici des représentants de toutes les factions de Janus, et pour l’instant, aucune bagarre n’a éclaté, à ma connaissance.

— C’est encourageant, effectivement.

— Vous ne m’avez pas l’air très convaincu.

— Quand ils arriveront, ils vont rechercher les plus infimes des fissures et s’ils en trouvent, ils les ouvriront en grand. Ils peuvent transformer des adversaires modérés en ennemis mortels et les meilleurs amis du monde en rivaux.

Bella secoua la tête, exaspérée.

— Mais nous sommes des êtres conflictuels, nous n’y pouvons rien !

— Oui, je veux bien vous croire, dit l’extraterrestre d’un ton un peu lugubre. Les choses se sont améliorées, en tout cas. Ça suffira peut-être à faire la différence…

— Si les Chiens Musqués sont si néfastes que cela, pourquoi ne pas vous arranger pour les éloigner ?

— Nous pouvons les dissuader de venir, mais seulement si vous nous le demandez.

— Qu’entendez-vous par « les dissuader » ?

— Nous pouvons insister sur la nature exclusive de la relation commerciale bénéfique que nous avons établie avec votre peuple. Si les Chiens Musqués ne voient aucun intérêt à saper cette relation mutuellement productive, il y a de grandes chances qu’ils s’en aillent.

La Fontaine marqua une pause et ajouta, sinistre :

— Mais tôt ou tard, une autre espèce vulnérable va arriver, même si c’est de moins en moins fréquent. Les choses se passent toujours ainsi.

— Donc, pour vous, nous ne sommes qu’une espèce vulnérable parmi d’autres ?

— Vous avez vos faiblesses, mais comme la plupart des nouveaux, vous possédez quelque chose qui a une valeur incommensurable pour ceux d’entre nous qui sont déjà ici.

— Le monde sur lequel nous sommes arrivés.

— Vous vous y êtes établis avec un certain succès.

— Nous devons nous en contenter pour l’instant, nuance. Nous n’avons pas forcément l’intention d’y passer le reste de l’éternité.

Les frondes de McKinley bruissèrent pensivement.

— Avoir des intentions, c’est une bonne chose.

Au moment où il prononçait ces mots, Bella prit conscience qu’il y avait quelqu’un derrière elle. Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et vit Mike Takahashi, un verre de vin à la main, et à côté de lui, un peu décalée par rapport à lui, Svetlana.

— Mike… ! s’exclama Bella, furieuse de son intervention.

Takahashi la fit taire d’un geste de la main.

— Si un homme revenu d’entre les morts peut se voir accorder une unique faveur, que ce soit celle-ci. Vos différends, votre dispute, votre schisme politique, appelez ça comme vous voudrez, eh bien ça me désole. Et le fait que deux anciennes amies ne puissent même pas se dire « Salut » quand elles sont dans la même pièce me désole encore plus. Il est temps d’y remédier, sinon vous allez finir par jeter un froid sur cette belle soirée.

— Très mauvaise idée, dit Svetlana en évitant le regard de Bella.

— Je suis d’accord, répliqua cette dernière en piquant un fard alors qu’elle n’avait presque pas bu de la soirée. Mike, je sais que tu penses bien faire, mais on n’est pas dans une cour de récré et notre dispute, tu ne peux pas la régler d’un coup de baguette magique, avec quelques bonnes intentions.

Tout en sirotant son verre, Takahashi lui répondit :

— Super, mais juste par curiosité, pendant combien de temps comptez-vous encore vous vouer cette rancune tenace, toutes les deux ? Cinquante ans ? Cent ans ? Et dans cent ans, on n’aura encore rien vu, peut-être ?

— Mais je ne lui en veux pas ! protesta Bella.

McKinley les observait, et cela la mettait mal à l’aise.

Takahashi se tourna vers Svetlana.

— J’ai parlé à Bella plus tôt dans la soirée. Elle admet que tu avais de bonnes raisons de vouloir t’emparer du vaisseau. En ne t’écoutant pas, elle a commis une erreur, une grave erreur. Elle en est parfaitement consciente.

— N’empêche qu’elle s’est trompée, marmonna Svetlana entre ses dents.

— Ce qu’elle reconnaît volontiers. Mais maintenant, en tenant compte de la situation dans laquelle s’est retrouvé le Rockhopper, tu persistes à dire qu’elle n’a pas fait le bon choix en forçant le vaisseau à suivre Janus ?

— Ça ne change rien à l’affaire, dit Svetlana.

Takahashi leva à nouveau la main.

— Tu dois savoir autre chose, Svieta. Quand j’ai parlé à Bella tout à l’heure, elle était… Comment te présenter la chose ? Plutôt admirative de la façon dont tu as dirigé Crabtree…

Il regarda Bella pour obtenir son soutien. Elle s’empourpra de nouveau car Takahashi venait de mentir comme un arracheur de dents. Elle n’avait rien dit de tel. Et pourtant, elle devait bien admettre qu’il avait raison.

— Nous avons fait de notre mieux, répliqua Svetlana en regardant vraiment Bella pour la première fois.

Cette dernière dut faire un effort considérable sur elle-même pour trouver quelque chose d’aimable à lui dire :

— Ça n’a pas dû être facile. En particulier les premières années, avant le branchement de la Gueule.

— On s’en est sortis, c’est tout ce qui compte, répliqua sèchement Svetlana.

— Ça demandait vraiment des qualités de chef.

Svetlana soutint le regard de Bella et hocha lentement la tête. Une avancée diplomatique glaciale, mais Bella ne s’y attendait pas du tout.

— Merci, dit Svetlana du bout des lèvres.

Les yeux de Takahashi étincelèrent à la lueur des lanternes.

— De son côté, Svetlana admet que tu as géré la colonie très efficacement depuis ton retour à Crabtree. En particulier en ce qui concerne les Symbolistes. Remarquable exemple de tact et de retenue.

Il lança un coup d’œil à Svetlana.

— Je n’ai pas raison ?

— D’accord, Bella s’en est bien sortie, reconnut-elle après un court instant de silence.

— Et Svetlana admire aussi le fait que tu te sois dispensée d’envoyer en exil tes anciens adversaires. Les récriminations mesquines, ce n’est pas ton truc. Tu fais passer les besoins de la colonie avant tout le reste.

— Bella nous a écartés du pouvoir, grommela Svetlana.

— C’était son droit le plus strict. Mais je ne peux pas m’empêcher de noter qu’elle t’a quand même invitée ce soir.

— Oui, on dirait bien.

— Je me suis dit que ça te ferait plaisir de revoir Mike. Mais je commence à me demander pourquoi lui, je l’ai invité…

— Oui, tu aurais mieux fait de t’abstenir. Ça nous aurait évité ce moment pénible, renchérit Svetlana en jetant un coup d’œil acide à Takahashi.

Ce dernier hocha la tête, un sourire désabusé aux lèvres.

— Effectivement. Sans mon intervention, vous seriez encore en train de vous éviter comme deux gamines, alors que vous vous tenez l’une à côté de l’autre depuis déjà cinq minutes et qu’aucune goutte de sang n’a été répandue ! Désolé, mais là d’où je viens, c’est ce qu’on appelle un sacré progrès !

— Pas pour moi, répliquèrent d’une même voix Bella et Svetlana.

Elles se dévisagèrent et lâchèrent toutes les deux un petit rire prudent et gêné. Puis elles ne trouvèrent plus rien à dire. Ce silence fut l’un des moments les plus délicieusement maladroits de leurs retrouvailles. Si elles se séparaient maintenant, après cet échange bref et plein de dignité, sans effusion de sang, et retournaient auprès de leurs amis respectifs, les gens pourraient se dire que quelque chose avait enfin changé en mieux, mais tout redeviendrait très vite comme avant.

C’était maintenant ou jamais, ce petit changement qui aurait une chance de durer. La gorge sèche, Bella se força à parler :

— Tu peux être fière d’Emily. Je la vois presque tous les jours à Crabtree. Elle est très douée, et très belle. Tout le monde chante ses louanges.

— Merci, dit Svetlana.

Cette fois-ci elle prononça vraiment ce mot au lieu de le grimacer. Un autre silence gêné s’installa.

— C’était très gentil à toi de lui proposer ce travail, finit-elle par ajouter. Je veux dire…

Bella lui désigna McKinley du menton.

— Ne t’inquiète pas pour lui, Svieta. Il sait très bien que certains de nos scientifiques travaillent à découvrir tous les secrets des Fontaines. Elles ne nous lâchent que des bribes d’informations par-ci par-là, donc il ne faut pas qu’elles s’en étonnent.

Parce qu’elle avait repéré de réelles capacités analytiques chez Emily Barseghian, Bella lui avait proposé un poste convoité dans le service chargé de rassembler un maximum de données sur les Fontaines. Les découvertes dans ce domaine restaient désespérément rares, mais Emily n’y était pour rien.

— Elle aime beaucoup ce qu’elle fait, fit Svetlana.

— Je le savais, qu’elle aimerait ce boulot. Elle te ressemble énormément, je trouve, dit Bella en offrant un demi-sourire à son ancienne amie. Et elle me ressemble peut-être aussi un tout petit peu…

— Je n’aurais jamais pu faire ce qu’elle fait. Je reste une ingénieure pur jus.

Sans réfléchir, Bella répliqua :

— Crabtree a toujours besoin de bons ingénieurs.

— J’ai trop de travail.

Bien sûr, se dit Bella. Du travail sans le moindre intérêt, du travail sans avenir, du travail de clé à molette.

— Tu pourrais te rendre plus utile, ici. Je n’ai rien fait pour t’impliquer dans les projets les plus intéressants, et je le regrette. J’ai cru comprendre que tu t’es rendue à Sous-le-Trou récemment ? Qu’est-ce que tu penses de l’Étage Deux ?

— Je ne suis plus allée de l’autre côté du Ciel de Fer depuis trente-cinq ans, et ce n’est que la troisième fois que je reviens à Crabtree, lui fit remarquer Svetlana.

— Je suis navrée, dit Bella, soudain estomaquée par la durée de leur mésentente.

— Pas la peine de t’excuser. Toi au moins, tu ne m’as pas maintenue en exil pendant treize ans. Pour ce que ça vaut… j’ai eu tort, OK ? Pour l’instant, je ne peux pas faire mieux, comme excuse. Tu vas devoir t’en contenter.

— Ça me va.

— Et j’ai trahi ta confiance au moment de l’affaire Chisholm. Si ça peut te consoler, je ne suis vraiment pas fière de ce que j’ai fait.

Son expression changea. Elle se ferma un peu, comme si elle venait de se rendre compte qu’elle avait trop parlé, ou trop vite.

— Bon, je dois vraiment partir. Je suis contente que nous ayons parlé, Bella. Si on m’avait dit ça ce matin… je ne l’aurais jamais cru possible. Mais je dois y aller.

— Reste, lui dit Bella d’un ton résolu. J’ai encore des choses à te dire. Je n’ai pas terminé, Svieta.

— Tu n’as pas terminé ?

— Non. Et toi non plus, d’ailleurs.

Bella regarda autour d’elle.

— Trouvons-nous un endroit bien tranquille et parlons, juste nous deux. Sans Takahashi ni McKinley.

— D’accord, dit Svetlana, un peu hésitante, comme si elle avait du mal à croire aux bonnes intentions de Bella.

Elle n’avait pas de verre à la main, et Bella lui en proposa un.

— Je t’offrirais bien une cigarette, mais je crois me rappeler que tu ne fumes pas, ajouta-t-elle.

— Je veux bien un verre, oui.

Bella appela le robot Q-I d’un claquement de doigts :

— Eh, vous ! Par ici !

 

Janus
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